Les Echos | by Lucie Robequain
L’Etat américain du Delaware est devenu l’un des meilleurs endroits au monde pour créer une société fictive. Il échappe aux contraintes imposées récemment aux autres paradis fiscaux.
Le bâtiment est tellement triste qu’on le passe sans s’en apercevoir. Avec son auvent vert et ses vieux néons, on l’imagine bien abriter un club de bridge ou une maison de quartier. Erreur : il héberge en fait 300.000 entreprises, parmi les plus puissantes d’Amérique. Les géants de la Silicon Valley (Apple, Google, etc.) et de Wall Street (Bank of America, JP Morgan, etc.) y partagent une boîte aux lettres avec les marques les plus célèbres du pays (Coca-Cola, Ford, General Electric, Wal-Mart, etc.). Hillary Clinton et Donald Drumpf y ont également élu domicile. La première y a enregistré une société huit jours après avoir quitté l’administration Obama, pour y placer les millions de dollars amassés lors de ses conférences. Donald Drumpf, quant à lui, y « gère » ses activités immobilières. Sur les quelque 500 entreprises qu’il détient, 380 sont enregistrées dans le Delaware, dont beaucoup dans ce fameux bâtiment d’Orange Street, à Wilmington.
Ces entreprises n’y ont aucune activité – tout juste une adresse qui leur permet de réduire leurs impôts, et un agent chargé de les représenter. Ces agents sont employés par CT Corporation, un cabinet en tous points semblable au panaméen Mossack Fonseca, qui défraie la chronique depuis un mois. Après avoir accepté de nous expliquer tous les avantages que le Delaware pouvait offrir aux entreprises françaises, le cabinet a brutalement annulé l’interview.
Plus de sociétés que d’habitants
C’est que par les temps qui courent, le Delaware n’a pas grand intérêt à faire parler de lui : à mi-chemin entre New York et Washington, il s’agit d’un Etat qui a fait de l’évasion fiscale et de l’opacité son principal fonds de commerce. Fait incroyable, il compte désormais plus de sociétés (1,2 million) que d’habitants (950.000). La moitié des entreprises américaines cotées y sont enregistrées. On y retrouve deux tiers des 500 plus grands groupes du pays (Fortune 500) et des milliers de micro-sociétés ne comptant souvent aucun salarié.
La popularité du Delaware ne cesse de croître : quelque 180.000 entreprises l’ont rejoint l’an dernier (soit presque 500 par jour !), un record historique. « C’est l’un des plus grands paradis fiscaux du monde “, résume John Kowalko, un élu local qui s’est mis à dos tous ses collègues à force de vouloir « nettoyer » la région. « Le gouvernement local assume d’ailleurs totalement cet état de fait, ajoute-t-il. l y a quelques années, il avait affiché : “Mieux que les îles Caïmans !” sur son site Internet. ” Le slogan a disparu depuis.
Les avantages offerts par le Delaware restent, eux, bien présents. « C’est un mélange de trois choses : des impôts faibles, une jurisprudence très favorable aux entreprises et la garantie que leurs secrets seront préservés », résume Brad Lindsey, un professeur de comptabilité ayant écrit un rapport sur le sujet. La fiscalité n’est pas nulle, mais suffisamment avantageuse pour que les entreprises délaissent le reste du pays : elles peuvent y transférer une grosse partie de leurs revenus (royalties, brevets, etc.), ceux-ci y étant totalement exonérés d’impôts. Les autres Etats américains y ont perdu près de 10 milliards de dollars en dix ans.
Au-delà de la fiscalité, tout est fait pour apporter une atmosphère de confort et de stabilité aux chefs d’entreprise : un bureau est ouvert jusqu’à minuit tous les jours pour qu’ils puissent enregistrer leur société. La procédure ne prend pas plus d’une heure et coûte à peine 89 dollars. Créée juste après la fondation des Etats-Unis (1792), la Court of Chancery est connue comme le tribunal le plus favorable du pays – du point de vue des entreprises. Les Etats-Unis n’ayant pas de code juridique, ce tribunal a pu développer une jurisprudence parfaitement adaptée aux actionnaires. La Court of Chancery exerce une influence bien au-delà des frontières du Delaware : « Une entreprise qui connaît un contentieux juridique à New York peut traiter l’affaire dans le Delaware, dès lors qu’elle y possède une adresse postale », explique John Kowalko. Et les jugements sont expédiés en quelques jours – un rêve pour qui connaît la lenteur des tribunaux new-yorkais.
Anonymat garanti
Le Delaware ne provoquerait aucune polémique s’il se limitait à ces pratiques, parfaitement légales. Le problème est qu’il abrite aussi de nombreuses sociétés écrans, n’ayant d’autre but que de blanchir l’argent de la drogue, de la corruption et des armes. Fortes de leur adresse américaine, ces sociétés peuvent ouvrir un compte dans n’importe quelle banque du pays, et à peu près partout dans le monde.
Au-delà des entreprises cotées, le Delaware compte ainsi des centaines de sociétés à responsabilité limitée, souvent opaques. L’anonymat des bénéficiaires est si bien garanti qu’il est désormais plus facile de créer une société écran dans le Delaware qu’aux îles Caïmans et au Panama. Trois universitaires américains l’ont prouvé à travers une étude empirique passionnante, baptisée « Global Shell Games ” : ils ont créé des sociétés écrans aux quatre coins du monde, en endossant des profils juridiquement contestables (fonctionnaires corrompus, responsables financiers d’organisations terroristes, etc.). Leurs résultats sont sans appel : ils estiment que certains pays de l’OCDE offrent moins de transparence financière que les paradis fiscaux reconnus comme tels. Les Etats-Unis tiennent une place toute particulière : « Il est plus facile de créer une société écran[…] aux Etats-Unis que dans n’importe quel autre pays du monde, à l’exception du Kenya “, indiquent les trois chercheurs. Sans surprise, le Delaware figure parmi les Etats américains les plus laxistes, au côté du Nevada.
Drew Serres en a fait l’expérience. Ce jeune homme, qui combat l’évasion fiscale au sein de l’ONG « Americans for Democratic Action “, a suivi toute la procédure pour créer une société à Wilmington. Aucune carte d’identité ne lui a été demandée – un principe qui s’est pourtant généralisé dans la plupart des paradis fiscaux. « Le cabinet CT m’a demandé une adresse postale, un numéro de téléphone et une adresse mail, mais j’aurais très bien pu inventer les trois : ils n’ont rien vérifié “, raconte-t-il.
La réputation du Delaware reste pourtant moins sulfureuse que celle des îles Caïmans ou des Bermudes. Son image se confond avec celle de l’Amérique – un pays que l’OCDE n’a jamais osé placer dans la liste des paradis fiscaux. On comprend mieux pourquoi tant de malfaiteurs s’y installent : le trafiquant d’armes Viktor Bout, le célèbre « marchand de la mort » russe, a ainsi longtemps affiché deux adresses dans le Delaware. Il purge désormais vingt-cinq ans de prison dans les geôles américaines. Les enquêteurs sont également en train de dérouler le fil ayant permis à El Chapo – le baron de la drogue mexicain récemment arrêté – de recourir aux banques américaines, via Wilmington justement.
Micro-Etat
Les Etats-Unis, qui sont partis en croisade contre l’évasion fiscale, ont ainsi bien du mal à faire le ménage chez eux. « C’est tout le paradoxe des Etats-Unis : c’est à eux que l’on doit tous les progrès réalisés depuis 2010 dans la lutte contre les paradis fiscaux. Mais ils refusent que l’on regarde ce qui se passe chez eux “, explique Gabriel Zuckman, professeur à Berkeley. L’Amérique oblige ainsi les autres pays à transmettre les données financières de leurs clients américains, mais exclut de rendre la pareille. C’est le seul pays à rejeter les standards de l’OCDE sur le partage multilatéral d’informations financières, préférant se cantonner à son propre système (Fatca). Conséquence : c’est l’un des seuls endroits au monde où la transparence financière a reculé ces dernières années, selon un rapport publié par « Tax Justice Network ». « C’est le pays qui nous inquiète le plus aujourd’hui “, résume l’organisme.
Bousculée par les « Panama papers “, la Maison-Blanche promet du changement. Une ordonnance doit être présentée prochainement pour forcer les banques à identifier le réel bénéficiaire d’une société avant de lui accorder un compte. Mais la résistance est forte, et rien ne dit que cette ordonnance sera appliquée in fine. « La pression politique pour maintenir le statu quo est énorme. Barack Obama n’est pas sûr de pouvoir procéder par ordonnance : cette décision va être contestée en justice», explique Brad Lindsey. Cette résistance traverse tout l’échiquier politique : on retrouve évidemment les républicains, qui s’opposent à toute mesure susceptible d’augmenter l’impôt des entreprises. Les démocrates du Delaware sont également prêts à tout pour défendre leur fonds de commerce. « Le Delaware a toujours été démocrate. Mais il n’est pas prêt à suivre Barack Obama sur ce terrain-là », pense Brad Lindsey. Les proches de Barack Obama sont d’ailleurs loin d’être exemplaires : le vice-président des Etats-Unis, Joe Biden, qui a été sénateur du Delaware pendant trente-six ans, n’a jamais soulevé la question au Congrès. « Personne ne me soutient. Je suis le seul à me battre. Les autres démocrates du Delaware ont peur de ne pas être réélus “, confirme John Kowalko.
Il faut dire que le Delaware ne serait pas grand-chose sans le million d’entreprises qu’il héberge. Comme le Liechtenstein en Europe, il s’agit d’un micro-Etat dont l’économie repose quasi-intégralement sur les services aux non-résidents. Les droits d’enregistrement lui apportent 1,3 milliard de dollars par an, soit le tiers de son budget.
A défaut de volonté locale, le changement peut-il venir de Washington ? Malgré quelques déclarations lors de ses campagnes électorales, Barack Obama n’a jamais vraiment voulu porter ce combat. Et compte tenu de leur situation personnelle, il y a fort à parier que Donald Drumpf et Hillary Clinton enterreront eux aussi le dossier s’ils parviennent à la Maison-Blanche. « Il n’y a que le socialiste Bernie Sanders pour oser s’y attaquer. Mais il ne sera pas élu “, regrette John Kowalko. Le vieil homme conserve toutefois une petite pointe d’optimisme. « Plus nous serons dans la presse, moins nous pourrons continuer de nous voiler la face. Dans l’idéal, il faudrait que l’on découvre un réseau terroriste qui se finance à partir du Delaware “, lance-t-il en mordant avec confiance dans son bagel au cream cheese. Une nouvelle choc… la seule à même de faire exploser le statu quo, estime-t-il.